Le matérialisme, source d’insatisfaction ?
Le constat d’une société de plus en plus riche mais pas forcément plus heureuse
L’idée que le matérialisme conduirait au malheur peut sembler contre-intuitive au premier abord. Nos sociétés n’ont jamais été aussi prospères, avec un niveau de vie matériel sans précédent, particulièrement dans les pays développés. Pourtant, un constat s’impose: cette abondance de biens de consommation ne s’accompagne pas d’un surcroît de bien-être psychologique.
Dès 1958, l’économiste John Kenneth Galbraith avançait cette idée dans son ouvrage The Affluent Society. Il constatait le paradoxe d’une société américaine de plus en plus riche d’un point de vue matériel, mais dont les membres ne semblaient pas plus épanouis pour autant. Pire, ils lui apparaissaient même de plus en plus insatisfaits et en proie à ce qu’il nommait la « névrose de l’abondance ».
Près de 60 ans plus tard, ce paradoxe n’a fait que s’accentuer à l’échelle mondiale. Si les biens de consommation se sont multipliés, donnant l’illusion d’un confort et d’un choix accrus, la quête effrénée de possessions matérielles semble avoir engendré son lot de frustrations.
Le rôle des stratégies marketing dans la culture matérialiste
Comment en est-on arrivé là? Le marketing et la publicité ont largement participé à forger le lien entre possessions matérielles et bonheur dans notre inconscient collectif. Des études de marché approfondies permettent aux spécialistes du marketing d’identifier avec précision les insatisfactions et les aspirations des consommateurs. Ils conçoivent ensuite des stratégies élaborées pour associer leurs produits à la promesse d’un idéal de vie.
Prenons l’exemple d’une marque de cosmétiques ciblant les femmes de 25 à 35 ans. Des études révèlent que ce public éprouve la crainte de ne pas être à la hauteur des standards, que ce soit dans leur carrière, leur vie amoureuse ou leur trajectoire personnelle. La marque va alors axer sa communication sur l’idée que ses produits permettent de contrôler les effets du temps sur la peau, symbole d’un contrôle accru sur sa propre vie.
Ce type d’association produit-image est décliné dans toutes les facettes du marketing: design, packaging, publicité… La répétition fréquente de ces messages subliminaux finit par les ancrer profondément dans nos esprits. Nous attribuons inconsciemment des vertus émotionnelles aux objets matériels: espoir, liberté, confiance en soi, réalisation de soi… La promesse que la consommation de certains biens comblera nos manques intérieurs et résoudra tous nos problèmes.
Le cercle vicieux de la consommation matérialiste
Une fois ce conditionnement établi, un cercle vicieux se met en place. L’individu cherche à combler un vide existentiel ou une insatisfaction par l’achat d’un bien. Dans un premier temps, l’obtention de l’objet convoité provoque effectivement une sensation de plénitude. Mais celle-ci est hélas éphémère : au bout de quelques jours ou semaines, le même objet n’éveille plus le même enthousiasme.
C’est à ce moment qu’interviennent les stratégies marketing évoquées précédemment. À grand renfort de publicités, on crée l’attente fébrile de la sortie du nouveau modèle, supposé encore plus performant et désiré que le précédent. Prisonnier dusystème, le consommateur se précipite acheter le nouvel objet dans l’espoir – une fois de plus déçu – de retrouver la sensation de plénitude initiale.
Ainsi, loin de résoudre nos insatisfactions profondes, la surconsommation matérialiste les occulte temporairement, pour mieux les amplifier ensuite. Car pendant ce temps, les vraies sources de bien-être (estime de soi, relations épanouissantes, réalisation de soi…) restent insuffisamment explorées. Le moi superficiel est sans cesse stimulé aux dépens du moi profond, et le manque ontologique subsiste, prêt à resurgir dès que les effets d’annonce du marketing s’estompent.
Rompre avec le matérialisme pour un bonheur authentique
Sortir de cette dynamique toxique est possible, à condition de questionner en profondeur les motivations qui sous-tendent nos achats compulsifs. Quelles sont les émotions, les peurs, les frustrations que je cherche à combler? Quels messages intériorisés m’incitent à chercher dans la consommation matérielle un succédané de bonheur?
Une fois le processus décortiqué, on peut entamer un travail de fond pour identification et résolution des insatisfactions par des moyens plus sains : relation à soi, relations aux autres, quête de sens, réalisation de soi… En parallèle, il est bon de cultiver la gratitude pour ce que la vie nous offre déjà, plutôt que de toujours courir après la nouveauté.
Ce changement de paradigme n’a rien d’évident dans nos sociétés où le matérialisme est érigé en dogme. Mais les témoignages de ceux qui ont opéré cette mue sont édifiants. Ils décrivent une sérénité retrouvée, affranchie de la frénésie consumériste et de la quête effrénée du « toujours plus ». Le bonheur authentique ne réside pas dans l’accumulation à l’infini de biens éphémères, mais dans notre capacité à combler nos vides intérieurs pour accéder à notre vrai moi.
Sources
John Kenneth Galbraith, The Affluent Society, 1958
Juliet Schor, The Overspent American: Why We Want What We Don’t Need, 1999
World Happiness Report, Columbia University et al., depuis 2012